Argent, don et accompagnement

Sujet tabou et question gênante pour certains, moyen de subsistance, de compensation ou de possession pour d’autres, il ne laisse personne indifférent. Le rapport à l’argent est bien souvent ambivalent. Nous recherchons les occasions pour en gagner, à commencer par un salaire ou un revenu, comment le dépenser et... nous angoissons d’en manquer. Bref, l’argent est omniprésent dans notre quotidien et il affecte notre relation aux autres et au monde.

« Et si nous parlions d’argent ? »

La question de l’argent interpelle les multiples facettes de nos croyances, de nos convictions et de nos conditionnements. Il nous place dans une dynamique – donner, recevoir, partager. Que ce soit par son absence ou par sa présence, il occupe une place significative dans l’entre-deux relationnel. Selon la façon d’être sollicité, il influence l’équilibre de la relation et fixe un rapport déterminant. Que ceux qui redoutent la marchandisation de la relation n’oublient pas que l’argent égalise, homogénéise, clarifie et libère.

Souvent, son absence dans la relation entre le praticien et son client crée de la confusion, de l’ambiguïté et génère des liens aux contours indéfinissables. Le don a parfois cette curieuse capacité à rendre l’autre dépendant, à l’obliger, à le réduire… Au contraire, l’argent engage, il implique un échange. Lorsque la rétribution d’une prestation est perçue comme juste, autant pour celui qui paie que pour celui qui reçoit, il y a une égalité de la relation, quelque chose qui s’équilibre. D’une certaine façon, la justesse de la relation se monnaie. La présence de l’argent détermine une certaine valeur de la prestation, une possibilité d’échanger, sans dette, mais aussi, elle attribue à l’un comme à l’autre une position et un rôle distincts.

« Combien puis-je faire payer les séances à mes clients ? Je n’oserai jamais… Les clients n’acceptent pas de débourser ce tarif-là, c’est trop cher ! Je ne peux pas demander de l’argent, c’est difficile pour moi… » Le rapport à l’argent est pour certains d’une incroyable complexité et difficulté.

Attribuer une valeur à une prestation implique une nécessaire reconnaissance de soi-même, de ses capacités et de son professionnalisme. Au-delà de la question triviale : « combien je vaux ? », évaluer à un juste prix la prestation, c’est, pour le praticien, l’affirmation naturelle de ses compétences. C’est une manière aussi d’asseoir son statut. Si l’argent donne une valeur à la prestation, il la rend, de fait, tangible et concrète. Le règlement d’une séance rémunère bien évidemment le temps passé, mais aussi le dispositif professionnel mis en place, la compétence, la disponibilité à l’autre et la qualité de présence. L’argent est un moyen d’échange dans le réel et pose une identité professionnelle.

Il contribue à passer un contrat précis et clair entre un professionnel et un client. Il protège, sécurise et favorise l’altérité. En effet, en échangeant contre de l’argent une prestation, les positions de chacun s’éclaircissent. L’argent devient en quelque sorte un « tiers séparateur » évitant les situations dépendantes et fusionnelles.

Grâce à l’argent, témoignant d’une juste évaluation de la prestation, le client estime être en droit de recevoir ce pourquoi il paie et le professionnel se voit dans l’obligation de fournir le service demandé. Le client paie en vue de bénéficier dans un lieu précis la réalisation de la prestation choisie et ce, en pleine sécurité.

L’argent favorise la possibilité d’échanger sans dette. Le client achète ainsi un « droit d’être », un droit à recevoir, sans autre contrepartie, ce dont il a besoin. En payant, le client s’offre le moyen de s’affranchir de la relation avec le praticien, de le mettre à une certaine distance.

Pour le professionnel, recevoir une rétribution juste, c’est-à-dire ni trop ni pas assez, le libère de toute autre considération que celle d’être attentif à la qualité du cadre et de la présence proposés au client. N’oublions pas que nous sommes avant tout payés pour instaurer un environnement professionnel et exécuter ce pourquoi nous sommes là. Par ailleurs, le fait de recevoir une juste rétribution nous force, en amont, à éclaircir nos obligations, à poser les limites de notre intervention et à préciser nos responsabilités.

Gratuité ou rémunération, dépendance ou autonomie, liberté ou aliénation ? « Faire du bien à l’autre, est-ce que cela se rémunère ? Je souhaite donner du bien-être aux autres et je ne veux pas être payé en retour. » Lorsque l’on parle de relation d’accompagnement, y a-t-il don ou rémunération, donation ou contrat équilibré ? La gratuité, par exemple, est-elle l’expression de la générosité ou d’une dette en puissance qui aliène le bénéficiaire, lequel perd de fait sa position de client et de sujet.

Faire cadeau d’une prestation, c’est faire le plus souvent cadeau d’une dette.

L’appel à la gratuité, ou à une rémunération symbolique, s’insinue dans un système relationnel où le donateur (le sauveur) s’inscrit dans une position valorisante et narcissique. Faire cadeau d’une prestation revient le plus souvent à faire cadeau d’une dette. Une dette oblige par définition le receveur, le contraint à rendre a minima pour une valeur identique, voire supérieure, car c’est la seule façon de ne pas devenir l’obligé de l’autre… Il se met en place une relation où la gratitude, la reconnaissance seront dans un premier temps une monnaie d’échange. Cependant se crée rapidement un sentiment de culpabilité, puisqu’assez souvent le contre-don n’est même pas accepté par le praticien donateur ! Ou encore un processus d’assistanat s’enclenche lorsqu’il y a ignorance de la dette, lorsque ce qui est donné devient un dû.

Sans compter, pour le donateur, ce plaisir narcissique de donner et de renforcer son estime de soi… sur le dos de l’autre en quelque sorte : autrement dit, de nourrir son besoin de reconnaissance au détriment de l’autonomie et de la capacité de l’autre à exister en tant que sujet.

Ce qui est reçu en don a force de pouvoir.

La générosité « narcissique » d’un professionnel vis-à-vis d’un client entraîne une situation idéalisée de maternage non adaptée à une situation d’accompagnement.

Sous cette emprise, sous cette domination peut se dissimuler la violence, voire la manipulation. Réduire l’autre au silence par tant de générosité est aussi une façon d’entretenir une relation de dépendance. C’est exercer un pouvoir qui a comme conséquence de déloger l’autre de sa place de sujet. En étant débouté de cette place, la perte de l’identité se profile pour le client.

Le paradoxe du don, c’est qu’il lie dans un même ensemble deux éléments incompatibles : il fait plaisir et il fait violence. Ces deux éléments se manifestent à deux niveaux d’apparition différents : explicitement, dans ce qu’il donne à voir ou voudrait donner à voir, le don fait plaisir ou porte secours, c’est son objectif, sa fonction. Dans ce qu’il cache au contraire, il est porteur de violence, il est susceptible “d’empoisonner”, de permettre au donateur de prendre possession du donataire, il est agent d’aliénation.

Il poursuit : « Le donateur se ment à lui-même en revendiquant son désintéressement, en niant qu’en donnant il se donne une rémunération narcissique. » Et d’ajouter : « Le don fait surgir la dette ! »

L’impérieux besoin de donner à l’autre doit faire l’objet d’une réelle recherche, d’une réelle compréhension de ce qui s’engage dans cet acte, au regard de son parcours de vie, de ses carences, de ses manques.

Tout professionnel de la relation, qu’elle soit d’aide, de conseil ou d’accompagnement, doit engager une réflexion à ce sujet, par sens des responsabilités et par sens éthique.

L’argent mis en jeu dans une rémunération juste pour les deux participants encourage le professionnel à se centrer sur la réalisation de sa mission telle qu’elle a été définie et, pour le client, à vivre et trouver dans la séance ce pourquoi il paie. Si l’argent ne fait pas tout, loin s’en faut, il participe à chasser une partie du flou, de l’incertain, de l’emprise sur l’autre. L’échange marchand tend à éviter toute dette. Chacun reçoit ce pourquoi il est là.

Donner, c’est réparer, ou du moins chercher à remédier, à racheter, à suppléer un manque ou une carence située bien souvent chez le professionnel. Donner « plus de temps » alors que l’horaire de la séance est bouclé, donner « plus d’empathie » alors que l’accompagnement nécessite, dans la bienveillance, une distance ajustée, donner « plus de soi » alors que l’autonomie et l’altérité supposent le respect d’un espace d’exploration et de liberté pour le client, c’est régler leur compte à ses propres insuffisances, méconnaissances et ignorances sur le dos du client…

Il y a question lorsque le thème de l’argent et de la gratuité est confus. Il y a question lorsqu’il y a difficulté à « faire payer un client », car celui-ci en paiera les conséquences au centuple. Il y a question lorsque la rétribution normale d’une prestation crée malaise et confusion chez le praticien.

N’oublions pas que tout professionnel en relation d’accompagnement accueille en premier lieu des clients. Ceux-ci désirent être accueillis en tant que tels et recevoir la prestation choisie, et seulement celle-ci.

N’oublions pas que certains clients peuvent être en situation de fragilité – le stress, le besoin de se retrouver, d’être seulement entendu et reconnu là où ils en sont – et que tout « plus » apporté à la prestation peut éveiller des interprétations, voire des suspicions de la part des clients sur ce que souhaite, pour lui, le praticien. Il ne faut pas prendre à la légère la violence de cette intrusion. Que veut le praticien ? Qu’essaie- t-il de faire qui ne rentre pas dans le cadre prévu de la prestation ?

N’oublions pas que tout don en position dominante réduit le client et l’asservit – et le professionnel peut facilement occuper cette place. Le client contracte une dette qu’il aura du mal à rembourser car elle se situe hors cadre, dans un méli-mélo d’affectif, de reconnaissance et de gratitude. L’échange est alors rompu. L’équité bascule… Le bénéficiaire de la prestation n’est plus considéré comme un sujet autonome, il est vidé de son identité et de sa liberté. Il est prisonnier et victime d’un acte qui le dépasse. Soit il s’extirpe de là par des remerciements appuyés, mais qui sonnent faux, soit il trouve la force de délier ce qui a été noué à son corps défendant par le professionnel.

L’histoire que nous entretenons avec cette énergie qu’est l’argent suppose un regard exigeant sur la qualité de notre  relation avec la clientèle. Argent et relation d’accompagnement ont plus d’accointances qu’il n’y paraît à première vue…


L’histoire que nous entretenons avec cette énergie qu’est l’argent suppose un regard exigeant sur la qualité de notre relation avec la clientèle. Argent et relation d’accompagnement ont plus d’accointances qu’il n’y paraît à première vue...

Argent et valeurs humaines

Rejet ou compatibilité ? L’argent est-il conciliable avec des valeurs humanistes ? En quoi gagner de l’argent avec des prestations relationnelles, d’aide ou d’accompagnement, oblitérerait-il toute bienveillance, tout respect, tout accueil de l’autre ?

L’argent est un moyen d’échange qui positionne et libère. C’est une « énergie qui circule », qui permet de recevoir ce qui est demandé et, pour le professionnel, de déployer une prestation claire, sans ambiguïté et sans équivoque, concrète et transparente.

Accompagner autrui, c’est un métier : cela s’apprend. Comme tous les métiers, une rétribution juste et adaptée est logique. Gagner de quoi subvenir à ses charges professionnelles et personnelles est naturel. Investir dans des formations permettant de progresser et de renforcer son niveau de compétences tout au long de sa vie professionnelle nécessite évidemment des moyens financiers. Gagner de l’argent afin de vivre sereinement son activité professionnelle est non seulement légitime mais aussi constitutif d’une position éthique, responsable et professionnelle.

La relation entre argent et valeurs humaines est saine et salubre. Bien sûr, comme toute énergie, comme toute chose, l’argent peut être pollué par des intentions malveillantes. Mais celles-ci usent tout aussi bien de la gratuité et de la charité que de l’activité marchande pour se déployer, opérer et manœuvrer. L’argent est naturellement compatible avec la présence de valeurs humanistes dans une relation professionnelle. Lorsqu’il est au service de celles-ci, lorsqu’il ne fait pas obstacle, par son excès ou son insuffisance, voire son absence, l’argent contribue à l’élaboration d’une identité professionnelle.

Source

Par  Etienne GOBIN / paru dans La Massagère / Numéro 14 / 2013.

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